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Mezzogiorno : Du déclin à une nouvelle frontière méditerranéenne ?

La question du sud se pose-t-elle encore ? Ce n’est pas une boutade, mais une question pertinente qui implique un examen de la réalité de cette grande zone peu développée du Mezzogiorno, qui comprend 8 régions divisées en 28 provinces, soit 75% des eaux territoriales, 41% de la surface du territoire italien et 35% de la population.

par Agostino Spataro - dimanche 1er mars 2009 - 3979 letture

Mezzogiorno : Du déclin à une nouvelle frontière méditerranéenne ?

La question du sud se pose-t-elle encore ? Ce n’est pas une boutade, mais une question pertinente qui implique un examen de la réalité de cette grande zone peu développée du Mezzogiorno, qui comprend 8 régions divisées en 28 provinces, soit 75% des eaux territoriales, 41% de la surface du territoire italien et 35% de la population.

Un territoire chargé d’histoire et de culture, mais marqué par de fortes contradictions sociales et économiques qui semblaient incurables par voie ordinaire, tant et si bien qu’au début des années 1950, les autorités italiennes décidèrent de confier la question du Sud à un ministère ad hoc et de confier à l’Agence pour le Mezzogiorno (Casmez) des actions spécifiques. Si certains points se sont désormais améliorés, la question méridionale reste l’un des fardeaux de l’Italie, ne serait-ce que parce que le fossé avec le Nord demeure inchangé.

Des chiffres récents publiés par l’ISTAT (Institut italien de la statistique) montrent que la part du Mezzogiorno à la formation du Produit Intérieur Brut (PIB) en 2007 s’est élevé à 23,8%, alors qu’elle était de 24% en 1979. Cette constance prouve que les difficultés de fond demeurent inchangées et que le malaise social s’accentue, décourageant les investissements tant nationaux qu’étrangers. Selon le dernier rapport SVIMEZ (Association pour le développement dans le Mezzogiorno), en 2006, seul 0,66% des investissements étrangers directs (IDE) ont été alloués au Mezzogiorno tandis que 99,34% étaient orientés vers le centre nord de l’Italie. Dans ce cadre général assez négatif, on observe cependant certains progrès dans les quatre plus petites régions du sud (Abruzzes, Molise, Basilicate et Sardaigne) qui, en 2007, ont enregistré un PIB par habitant supérieur à la moyenne du Mezzogiorno qui tourne autour de 17 550 €.

Les facteurs de cette réussite sont multiples (innovation, proximité avec les marchés, efficacité des infrastructures et des services, etc.). Cependant, l’absence de mafias sur leur territoire est peut-être le facteur le plus influent et le plus unificateur : le contraire se vérifie dans les autres régions (Calabre, Sicile, Campanie et Pouilles), toutes en dessous de la moyenne du PIB du Mezzogiorno, et marquées par une présence étouffante de la criminalité organisée (avec respectivement Ndrangheta, Cosa Nostra, Camorra et Sacra Corona Unita sur les territoires de ces quatre régions) qui affecte l’économie, l’administration et, dans une certaine mesure, la société civile et politique.

Un “Mezzogiorno dans le Mezzogiorno”

Cet écart flagrant au sud a en fait créé un véritable Mezzogiorno à l’intérieur même du Grand Mezzogiorno. En Calabre, en Sicile et en Campanie, il n’existe pas de véritable marché, il n’y pas de libre concurrence. Ce qui prévaut, c’est des formes de production et de richesses prémodernes, fondées sur la violence et sur l’illégalité, qui permettent aux mafias de produire un ”chiffre d’affaires” estimé à 130 milliards d’euros, soit 40% du PIB du Mezzogiorno et 10% du PIB italien. Ces chiffres sont d’un impact considérable, au-delà des limites tolérables, car plus élevés que ceux réalisés par certains des plus grands groupes industriels italiens. Une rivière d’argent qui, outre qu’elle échappe largement au fisc, fait de la criminalité un des principaux acteurs de l’évolution économique et financière du pays, comprenant d’importantes articulations dans plusieurs pays européens, à l’Est comme à l’Ouest du continent. A bien y réfléchir, sans ces 10% d’origine illégale pour le PIB, l’Italie ne pourrait peut-être pas s’asseoir à la table du G8. Nombreux sont ceux, en particulier à l’étranger, qui s’interrogent : pourquoi l’État démocratique italien et ses différents gouvernements successifs n’ont-ils jamais entrepris une lutte sérieuse et totale contre ces organisations criminelles ?

L’une des premières réponses tient peut-être dans le fait que les mafias garantissent de nombreux votes aux partis qui gouvernent. Mais les votes ne sauraient à eux seuls expliquer un phénomène si puissant et si enraciné. En fait, la motivation principale se trouve vraisemblablement dans ces flux énormes de capitaux qui affluent dans le système économique et dans le circuit financier national et international, à travers différents types de canaux, y compris juridiques. Tant est si bien que sans cette contribution désormais régulière de l’économie souterraine dans la formation du PIB italien, il viendrait à manquer un pilier majeur dans le système, que l’apport de ressources licites ne saurait d’ailleurs remplacer.

Immigration et fédéralisme égoïste

Mais revenons au sud, où malgré la permanence de dynamiques perverses, on constate d’importantes évolutions ayant favorisé le développement économique de certains territoires. Ce processus s’est déroulé ces dernières années, durant la longue et confuse phase de transition politique, d’ailleurs inachevée, qui a démarré avec l’opération « Mains propres » en 1992, qui ont renversé le système institutionnel de la Ire République et profondément modifié les termes traditionnels du rapport nord-sud.

En effet, grâce aux pressions effectuées à partir de cette époque par la Ligue d’Umberto Bossi, la question méridionale va progressivement disparaître au profit de la septentrionale, centrée sur la revendication d’un fédéralisme fiscal chargé de connotations punitives envers un Mezzogiorno jugé « gaspilleur ». Ce projet de réforme, adopté par le gouvernement actuel de Berlusconi, risque, s’il était réellement mis en œuvre, de pérenniser, voire d’augmenter les écarts entre le nord et le sud du pays, et donc d’accroître les rivalités entre régions riches et moins développées, ébranlant ainsi l’autorité de l’Etat et donc l’unité de la nation. Cela créerait en outre un climat tout à fait propice à la Ligue du Nord pour faire passer son idée constitutive de sécession du nord (la ”Padanie”), projet jamais véritablement abandonné. Sournois et désastreux pour l’Italie et l’Europe, ce projet ne se nourrit pas seulement de l’égoïsme raciste de certains groupes qui se sont soudainement enrichis. Il s’appuie sur certains phénomènes sociaux émergents qui bousculent actuellement le rapport entre le nord et le sud de l’Italie. Parmi eux, l’immigration extracommunautaire occupe une place importante. L’arrivée récente dans les régions du centre nord de millions d’immigrés étrangers a fait disparaître l’une des conditions du ”pacte scélérat” sur lequel s’est fondé l’équilibre complexe entre le nord et le sud, de l’Unité nationale (1860) à nos jours. Comme nous le savons, ce ”pacte”, jamais admis officiellement, assignait au sud une double fonction subalterne envers l’industrie du nord : un fournisseur de bras et de cerveaux et un grand marché de consommation. Aujourd’hui, le nord, arrivé à un stade de saturation de son développement et de plus en plus concurrencé par d’autres zones industrielles de l’Europe et surtout du monde, privilégie les bras venant d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine plutôt que ceux du Mezzogiorno. C’est encore mieux si ces nouvelles forces sont clandestines car elles coûtent ainsi moins cher et n’ont pas le droit à la revendication.

Pour autant, le nord ne peut pas se passer du sud qui demeure un marché important de 20 millions de consommateurs et un lieu stratégique pour le stockage, le traitement et la distribution des produits énergétiques. Dans la seule Sicile, on raffine 40% de l’essence vendue en Italie et deux gazoducs géants venant d’Algérie et de Libye aboutissent sur ses côtes. D’ailleurs, les nouveaux programmes en cours prévoient la construction dans l’île de deux grandes usines de regazéification et d’une centrale nucléaire au moins. Il est clair que le Mezzogiorno acquiert un rôle de plus en plus stratégique dans l’approvisionnement énergétique de l’Italie.

Le Mezzogiorno, un pont européen en Méditerranée

Bien que l’Agence Casmez ait été supprimée, les interventions spécifiques dans le sud continuent sous d’autres formes et notamment par le biais de projets communautaires européens, malheureusement conçus et mis en œuvre avec d’anciens mécanismes et obtenant en conséquence des résultats quasi nuls. Là encore, on a perdu une occasion importante de développement du sud.

En effet, outre le fait d’avoir gaspillé beaucoup d’argent public, on risque de ne pas pouvoir saisir les nombreuses occasions qui se produiront dans les années à venir grâce au développement global et multipolaire de la zone méditerranéenne. Géographiquement et historiquement projeté dans cette zone, le Mezzogiorno pourrait devenir une région charnière, le pont du partenariat et du libre-échange euro-méditerranéens. Cela changerait ainsi son rôle de zone marginalisée à celle plus avancée pour le dialogue et la coopération entre l’Italie, l’Europe et les pays riverains méditerranéens. Nous savons que le Bassin méditerranéen, une fois plus stable et mieux géré politiquement, deviendra une région essentielle pour les rapports économiques, culturels et politiques entre l’Europe et l’Asie. Pour cette raison, il n’est pas exagéré d’imaginer un retour au rôle historique joué par le Bassin dans le monde avant le tournant de 1492. Ainsi, comme pour d’autres territoires du sud de l’Europe, s’ouvre pour le Mezzogiorno une perspective intéressante en cas de croissance des flux commerciaux et donc financiers avec les régions asiatiques du Moyen et de l’Extrême-Orient.

Déplacer au sud l’axe de développement italien et européen

Mais ce Mezzogiorno est-il en mesure d’attirer une partie au moins de ces flux potentiels ? Je pense que cela sera bien difficile, en partie parce qu’aucune politique étrangère adaptée à cette fin ne favorise aujourd’hui une telle dynamique. La politique étrangère de l’Italie en Méditerranée continue à être très éclatée, sans objectif clair, et parfois déterminée par les égoïsmes racistes de la Ligue du Nord. Ce qui est aussi le signe évident du déclin du pays.

En effet, une grande nation ne saurait se présenter au monde ainsi accoutrée. Dans un contexte global marqué par un climat nouveau provenant de l’élection de Barack Obama à la tête des Etats-Unis, l’Italie doit opérer un tournant dans sa politique étrangère, pour mettre le Mezzogiorno au cœur de l’espace géo-économique méditerranéen, qui pourra devenir un des pôles majeurs de la scène mondiale du XXIème siècle.

D’autre part, le développement du nord est proche de la saturation, et seul le Mezzogiorno pourra assurer la continuité d’une croissance rationnelle et écologiquement responsable. Il paraît donc nécessaire de déplacer l’axe de développement au sud, au centre de la Méditerranée, pour dessiner une perspective économique vertueuse, qui échappe au parasitisme et à l’illégalité. Pour ce faire, il faut pouvoir compter sur la politique, les gouvernements mais aussi sur les citoyens du sud, car pour paraphraser Fernand Braudel, le Mezzogiorno sera comme le voudront les méridionaux.

Une nouvelle politique, une nouvelle façon de penser

Face à de tels bouleversements, l’analyse théorique et politique de la réalité méridionale peut être également mise à jour pour individualiser de nouvelles clés de lecture et de nouveaux outils d’intervention. Cette réflexion est nécessaire pour éviter que s’amplifie dans l’opinion publique internationale une image réductrice du Mezzogiorno comme peuvent la véhiculer certains livres ou films à succès, dont l’excellent Gomorra de Roberto Saviano. Il convient donc de mettre à jour et, le cas échéant, de surmonter certaines théories politiques et sociologiques méridionales qui ne résistent pas à la comparaison avec la réalité actuelle. Même la gauche et les forces progressistes doivent accomplir cet effort courageux.

Un seul exemple : face à des changements si radicaux et si imprévisibles, je pense qu’il est désormais limité de s’attarder sur le diagnostic effectué naguère par Antonio Gramsci, certes fondé sur le ”pacte scélérat” cité, entre industriels du nord et grands propriétaires fonciers du sud, auquel s’oppose l’alliance entre travailleurs du nord et paysans du sud. Cette analyse lucide, valable pour analyser l’ancien contexte historique et politique de l’Italie, commence à dater.

Aujourd’hui, la plupart de ces acteurs sociaux voient leur rôle économique et politique redimensionné, et se retrouvent souvent marginalisés dans le nouveau contexte actuel. De nouveaux acteurs ont pénétré le Mezzogiorno dont les perspectives semblent s’élargir. Même si son ancrage à l’Europe demeure essentiel, le Mezzogiorno doit repenser sa stratégie de croissance, y compris pour commencer d’un point de vue théorique. Celle-ci va nécessairement devoir s’articuler avec les nouvelles dynamiques de l’économie mondiale et de la région euro-méditerranéenne. C’est le nouveau grand défi du Mezzogiorno pour les années à venir que de sortir du simple rapport avec le nord de l’Italie.

Énigme autour du déclin de la Sicile

Dans cette perspective, il faudra replacer le rôle de la Sicile, grande région européenne et méditerranéenne, marquée à la fois par de forts contrastes et par un grand potentiel. Ile majeure et centre de gravité de la Méditerranée, lieu de rencontres entre les cultures dans le passé, la Sicile peut se prévaloir d’une histoire plurimillénaire, d’un riche patrimoine archéologique et de monuments qui en font l’un des plus importants ”gisement culturel” de la planète. Depuis quarante ans environ, l’hypothèse euro-méditerranéenne de l’avenir de l’île est parfois mise en avant.

Aujourd’hui, tout le monde se découvre « méditerranéen » en Sicile, même si, dans le meilleur des cas, c’est un élément de conversations et, au pire, un motif pour profiter des financements européens. Au cours des dernières années, rien ou très peu a été fait pour valoriser la vocation naturellement méditerranéenne de la Sicile, et surtout, pour surmonter les obstacles internes et externes qui entravent sa projection moderne et dynamique. Cette île, dubitative devant un progrès envahissant et nivelant, balayée par un sirocco imprégné de l’écho torride des lointains déserts africains, semble se refermer sur elle-même, retournant ainsi à son énigme fatale. La cabale a remplacé la politique : celui qui peut le mieux interpréter le mystère, est donc celui qui commande.

Une phase difficile et marquée par une tendance au déclin général

Bien entendu, même en Sicile, on note quelques changements positifs, mais pas de nature à faire converger les revenus et la qualité de vie sur ceux des autres régions italiennes. Il s’agit de très peu de réalités encourageantes, qui risquent de se briser sur le ring de l’illégalité qui ceinture l’île de puissantes forces et dévalorise ainsi les actions tendant à développer la production ou à améliorer l’organisation des services et des professions. Ce déclin évident s’accélère par des transitions cruciales, parmi lesquelles l’inversion des rôles entre la sphère politique et les ”pouvoirs forts”. Comme cela s’est produit n’importe où dans le monde, ”aidé” par des pratiques néolibérales, le politique a perdu sa supériorité et d’autres acteurs ont pris les commandes : toutefois, en Sicile, ce ne sont pas les grandes firmes privées multinationales, mais d’obscures coteries locales.

Malgré cette spécificité, la Sicile n’est pas pour autant en dissidence à l’intérieur d’un système sain. Sa condition reflète la tendance générale de la situation dans laquelle se trouve l’Italie. Il existe, en effet un lien étroit entre l’île et la péninsule, fait d’échanges et d’influences réciproques, d’ailleurs relevés à plusieurs reprises par les écrivains, en particulier étrangers. Goethe, en 1787, remarquait : « Sans la Sicile, l’Italie ne laisse aucune image dans l’âme : ici se trouve la clef de tout »1. Edmonde Charles-Roux, prix Goncourt 1966, peut-être plus réaliste, soulignait : « La Sicile, pour le meilleur et pour le pire, est l’Italie au superlatif »2. Sa pensée donne plus l’idée d’une Sicile "excessive" ou, si l’on préfère, d’un ”laboratoire politique”. Leonardo Sciascia aperçut une ”ligne de palmiers” qui, de l’île, grimpaient vers le nord, métaphore douloureuse pour souligner le danger d’une exportation du ”modèle sicilien” vers la péninsule. Points de vue littéraires, bien sûr. Mais la prophétie de Sciascia ne pourra plus se réaliser puisque les palmiers ne peuvent plus monter : à Palerme, ils sont en train de mourir, attaqués par un parasite qui, telle la vengeance d’un dieu impitoyable, massacre des arbres luxuriants à l’intérieur même du célèbre jardin botanique des Bourbons.

Un régime à la souveraineté limitée

Pour toutes ces raisons et pour d’autres encore, l’écart entre la Sicile et l’Italie s’est élargi. Un nouvel espace a été occupé par un pouvoir archaïque, clanique, parasitaire et mafieux, qui a gaspillé les meilleures ressources tout en produisant une classe dirigeante cooptée, alternant entre abstraction politique et ”guépardisme” le plus destructeur. Ce système oppressif a conduit à un régime de souveraineté limitée, balayant les droits fondamentaux des citoyens, où s’échangent voix électorales contre pots de vin. Et dire que le statut d’autonomie spéciale faisant de la Sicile une quasi-nation devait garantir le maximum de développement possible de l’île ! Contrairement aux autres régions italiennes bénéficiant de ce statut (Val d’Aoste, Trentin-Haut-Adige, Frioul-Vénétie-Julienne et Sardaigne), l’autonomie n’y a pas produit les résultats escomptés, n’a pas répondu aux attentes et a connu un sort malheureux : mal mise en œuvre et mal exploitée.

À l’origine de ces distorsions, je pense qu’il y a un malentendu, jamais clarifié, qui réapparaît pourtant de temps en temps : au lieu d’être un instrument d’autonomie, de prospérité humaine et de croissance économique, le statut spécial a été conçu comme un succédané de séparatisme, afin d’ériger autour de l’île une enceinte à l’intérieur de laquelle un pouvoir sans vergogne domine, bloquant ainsi les innovations et les changements provenant de l’Italie et de l’Europe.

Par conséquent, nous observons la Sicile comme une région enfermée dans son propre schéma de développement, et affaiblie notamment par le clientélisme, le chômage, le travail au noir ou la construction immobilière illégale. Pour plusieurs raisons, on vit dans une situation insupportable, dans laquelle citoyens et entrepreneurs honnêtes, soit la majorité de la population, ont toujours à rendre des comptes.

Pour les jeunes, il ne reste qu’une alternative : s’adapter ou s’enfuir, puisque aucune autre voie n’est envisageable. Entre 2002 et 2007, on estime qu’au moins 150 000 jeunes, diplômés pour la plupart, ont quitté la Sicile pour émigrer vers les riches régions du nord de l’Italie. Toujours l’émigration ! En effet, le XXème siècle aura été pour les Siciliens le siècle de l’émigration. Des millions de personnes sont parties vers les régions les plus éloignées du monde, écrivant ainsi, avec tant d’autres, un chapitre douloureux de l’histoire universelle des migrations. On espéra que cet exode s’affaiblirait avec le boom économique. Au contraire, il s’est maintenu, bien qu’entre temps la Sicile soit devenue simultanément une terre d’accueil, certes déficiente, pour des centaines de milliers d’immigrants venus des pays du Sud. Compte tenu de la récession économique actuelle, il est difficile de prévoir ce qu’il adviendra demain.

Même Platon s’enfuit déçu de Sicile

Dans ce climat de grande incertitude, ils sont nombreux à s’interroger sur le devenir de la Sicile. La réponse n’est pas simple, même si la question ne peut plus être évitée. Le problème de l’avenir est le grand absent de l’imaginaire des Siciliens. La plupart d’entre eux sont conscients de ce manque : soit pour qui reste soit pour qui s’en va.

Pourtant personne n’aspire à un avenir mirobolant mais simplement à celui de citoyen européen moyen, offrant une meilleure perspective à la morosité des temps présents. Cet avenir a été ôté, voir volé, aux Siciliens, c’est pourquoi ils préfèrent aujourd’hui se tourner davantage vers le passé. Pensant et parlant au passé (il est d’ailleurs significatif que dans le dialecte sicilien, on utilise davantage le présent quand on parle du futur), ils éprouvent une fierté démesurée pour leur passé, perçu parfois comme une sorte d’éternité, car comme le soulignait l’écrivain portugais Fernando Pessoa : « ce qui est passé est toujours meilleur ». De toute évidence, cette absence du futur n’est pas une distorsion grammaticale, mais l’indicateur d’un malaise psychologique collectif qui découle de l’histoire et pousse les Siciliens à se réfugier dans un monde souterrain, mythifié, et considéré à tort comme meilleur que l’actuel. Certains considèrent cette attitude comme un pessimisme inhérent. L’accusation de pessimisme fut même lancée contre Leonardo Sciascia, selon qui il n’était pas impossible pour la Sicile de se racheter. L’écrivain repoussa cette charge sereinement : « Comment peut-on m’accuser de pessimisme si la réalité est très mauvaise ? »3.

En réalité, il ne s’agit pas d’une tendance au pessimisme chez les Siciliens mais d’une perception de maux pérenne depuis l’origine de leur histoire et la grande civilisation gréco-sicilienne. La « septième lettre de Platon » est à ce titre caractéristique. Le grand philosophe y précise les raisons qui l’ont conduit à voyager, au moins trois fois et dans des conditions dramatiques, d’Athènes à Syracuse, pour aider son disciple Dion à établir sa ”République” en Sicile. Les tentatives ont échoué, lamentablement. Comme vous le savez, le philosophe, pour se sauver, a fui précipitamment la Sicile, emportant avec lui l’amertume de la désillusion subie : « Il me semblait difficile de me consacrer à la politique tout en restant honnête… ». Ainsi, dès les temps anciens, la vie politique sicilienne semble avoir été très polluée. Aujourd’hui la situation a changé, mais en pire, je le crains. Si Platon retournait pour la quatrième fois en Trinacrie4, il se plaindrait de bien d’autres choses…

Le devoir de changer le cours des choses

La Sicile a grand besoin de liberté et d’une forte réappropriation de son patrimoine culturel et historique, qui, sans pencher vers une velléité d’indépendance, déjà douloureusement expérimentée, rappelle à ses habitants leur histoire et donc leur responsabilité dans la construction légale de leur avenir. Cela peut se faire. L’important est de se lancer, de développer la recherche et la coopération entre toutes les forces saines de l’île qui résistent et attendent le signal d’une véritable libération. Mais les Siciliens souhaitent-ils vraiment le changement ? Parfois ils n’en donnent pas l’impression. Ils acceptent de vivre, résignés, dans une société immobile et individualiste, qui tend à exclure les acteurs sociaux les plus problématiques, y compris ses jeunes de vingt ans...

Néanmoins, la majorité des Siciliens n’est pas satisfaite de cette condition, vivant dans l’angoisse, comme attendant l’écroulement. Il y a une contradiction entre le consensus politique et l’esprit public, qui naît du scepticisme envers toute hypothèse de changement et envers un groupe de politiciens affairistes, à tel point que cela fait de la Sicile une région ”sans gouvernement et sans opposition”5. Toutefois, on se doit d’espérer, même en passant par le biais d’une autocritique collective. Chacun doit réfléchir aux conditions et au sort futur de la Sicile, et repenser à ses actions.

Même les mafieux qui représentent le ”mal absolu” doivent adopter cette démarche. Tout en restant fermes sur les responsabilités pénales, il faut leur demander de réfléchir sur les erreurs et les atrocités commises, en se mettant à la place de ceux qui ont subi les violences pour comprendre la douleur et emprunter une autre direction.

Par-dessus tout, tous ceux qui ont abusé du pouvoir que la loi et les électeurs leur avaient accordé devront méditer et changer d’attitude. Il faut offrir une nouvelle chance à la Sicile. Quelque chose est en train de changer. Intolérances et volontés de changement s’agitent, sur lesquels il convient de rassembler et de mobiliser les forces et les ressources nécessaires pour à la fois casser les circuits illicites et reconquérir l’avenir.

1er décembre 2008

Traduit de l’italien par Stéphanie Abis


Notes

1) Johann W. Goethe, Viaggio in Italia, Milano, Garzanti Editore, 1997.

2) Edmonde Charles Roux, Oublier Palerme, Paris, Grasset, 1966 (prix Goncourt).

3) Leonardo Sciascia “La Sicilia come metafora” (interview de Marcelle Padovani), Arnoldo Mondadori Editore, Milano, 1979

4) La Trinacrie est le nom que les Grecs anciens donnaient à la Sicile (Trinakria : ”trois pointes” en grec, correspondant à la forme triangulaire de l’île, image d’ailleurs représentée symboliquement sur le drapeau de la région Sicile.

5) Agostino Spataro, La Repubblica, 17 avril 2004.


Article pubbliée on : Confluences Méditeranéenne, n.68 (L’Harmattan ed.).


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